Son sujet pour spectaculaire qu’il soit est finalement tenu : quelques minutes dans la vie lycéenne de quelques adolescents qui pour la plupart seront tués par deux d’entre eux dans l’un de ses massacres qui ont marqué la vie de plusieurs écoles américaines. Vie finalement très banale : des filles un peu superficielles qui parlent garçons, nourritures, mangent, puis se font vomir dans les toilettes, garçon sportif qui rejoint la fille avec laquelle il sort,, fille moche, mal fagotée, complexée, intello, qui ne veut pas se mettre en short pour le sport et qui a la bibliothèque pour refuge, garçon tout à son activité photographique, jeune homme qui doit gérer son père alcoolique et échappe au massacre en quittant le lycée à temps après avoir brièvement joué avec un chien.
Van Sant a fait jouer des ados qui n’étaient pas des acteurs professionnels, n’a pas totalement scénarisé à l’avance,, préférant, par l’improvisation, capter quelque chose de leur vécu réel, sans y plaquer son regard d’adulte. Les drames ordinaires de la vie ordinaire de jeunes ordinaires…
Le titre du film renvoie à une fable indienne : des aveugles tâtent une partie d’un éléphant et s’en font une idée kaléidaoscopique, très différentes d’un observateur à l’autre.
La manière de filmer est en revanche très étudiées : de longs plans séquences, souvent des mêmes scènes filmées d’un angle différent, un refus de la linéarité qui désarçonne le spectateur qui doit recomposer temporellement ce qui se passe. Un travail photographique sur la couleur très « design »qui stylise tant la banalité de la vie que l’horreur du bain de sang, comme pour les mettre à distance et forcer le spectateur à adopter une attitude de recul qui désamorce l’émotion (en parallèle avec la manière dont les tueurs – surtout Alex – se coupent de leurs émotions dans ce genre de crime de masse ?). On peut comparer la dimension photographique au travail d’un William Eggleston.
On peut aussi comparer le travail sur la profondeur de champ avec Citizen Kane. Van Sant réduit souvent la profondeur de champ, mais il peut la faire varier au sein d’un même plan.
Quelques extraits
Variation de profondeur de champ au sein d’un même plan, décor design et aseptisé
L’avant-dernier plan (à partir de 3′ 40 »)
Au début du plan, la caméra est fixe, avec une profondeur de champ très réduite : ce sera le cas jusqu’à la bifurcation du tueur Alex que le spectateur aura vu longtemps venir à lui sous forme d’une ombre menaçante. la bande-son est particulière : mélange de musique contemporaine concrète (à la limite du bruitage), du bruit assourdi des pas et de gazouillis d’oiseaux (qui semble artificiel, électronique). À partir du moment où Alex bifurque vers la gauche pour se diriger vers le réfectoire, la camera le suit jusqu’à ce qu’il s’assoie en finissant par agrandir la profondeur de champ pour rendre net l’ensemble du réfectoire ( à noter l’unité chromatique jaune, orange et niveaux de gris)
Tout n’y est que débris : au sol le cadavre au milieu des frites réduit l’homme à un déchet. Alex n’y prête pas davantage attention qu’aux autres déchets qui l’indiffèrent. Indifférence confirmée par la remarque non indifférente d’Eric qui lui signale que le gobelet auquel il boit risque de l’infecter. Il sera tué tout aussi froidement que les autres dans un claquement de détonation qui tranche, claquement suivi de deux bruits sourds, venus de la cuisine, qui attire l’attention d’Eric.
La camera le suit jusqu’à la chambre froide où il découvre le couple qui le fuyait au tout début du plan, avec en arrière-plan sonore le bruit du moteur, et en arrière-plan visuel, toujours dans la tonalité jaune-orange, deux carcasses de boeuf qui pendent.
Pendant qu’Alex « pote » en récitant une chansonnette pour tirer au sort celui sur qui il va tirer d’abord, la camera se retire, avec en bruit de fond la récitation, les paroles suppliantes des condamnés et la musique concrète inquiétante qui accompagne le plan depuis maintenant plusieurs minutes. « Einee meenee » parle d’une fille qui ne sait pas ce qu’elle veut, elle n’arrive pas à choisir entre deux garçons et finit seule. D’où le nom Eenie Meenie, qui est l’équivalent de « Am stram Gram » pour les anglophones. La chanson renvoie aussi à l’inquiétude sexuelle qui est l’un des thèmes du film, thème très adolescent.
Einee… meinee… miney.. mo… Le plan s’arrête avec ce mot sur lequel s’arrête Alex avant de tirer. Nous n’entendons pas la détonation : le plan suivant clôture le film : le ciel nuageux avec la musique de la lettre à Elise,puis le générique.
Am stram gram
Eenie meenie miney mo
Attrape n’importe quelle fille
Catch a bad chick by her toe
Si elle braille (si, si, si elle braille) laisse-la partir
If she holla’ (if, if, if she holla) let her go
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Un cours universitaire sur le film
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Quelques clichés de William Eggleston dont a pu s’inspirer Van Sant :
